Comment le Hezbollah a pu déployer son réseau en France

Comment le Hezbollah a pu déployer son réseau en France
الخميس 18 إبريل, 2024

Le « Parti de Dieu », jouant sur l’ambiguïté des autorités qui considèrent comme terroriste sa branche armée mais pas le mouvement politique, est surveillé, mais néammoins toléré.

Par Joseph Circé et Erwan Seznec, Le Point

Le Hezbollah présent en France sans être inquiété ? L'information peut surprendre. L'organisation islamiste chiite, parrainée par l'Iran, est connue pour exporter son rigorisme et son terrorisme. Nombreux ont été les Français victimes d'attentats du Parti de Dieu ou de ses organisations affiliées. Le plus sanglant, le 23 octobre 1983, visa l'immeuble Drakkar à Beyrouth, où cantonnait le 1er régiment étranger de parachutistes: 58 morts. Puis il y eut la vague terroriste de 1985 et de 1986, avec une dizaine d'attaques à la bombe ayant fait 14 morts et près de 300 blessés sur le sol français.

L'épisode sanglant est révolu mais le Hezbollah est loin d'avoir déserté l'Europe. Actif partout où les diasporas libanaises et musulmanes chiites sont présentes, il s'engage désormais « principalement dans des activités sociales, civiles et religieuses visant à promouvoir l'influence pro-chiite », souligne Carmit Valensi, chercheuse à l'Institut d'études sur la sécurité nationale de l'université de Tel-Aviv, spécialiste de la Syrie et du Liban. « Le continent européen est ciblé par le Hezbollah en raison de sa proximité, de ses facilités bancaires et commerciales et de sa plus grande permissivité que les États-Unis », observe Christophe Ayad, grand reporter au Monde, qui vient de publier Géopolitique du Hezbollah (PUF, 2024).

L'Europe lui sert de base arrière pour un certain nombre d'activités illicites, où l'enrichissement personnel se mêle au financement du Parti de Dieu. Différentes enquêtes menées par les autorités françaises et américaines ces dix dernières années ont montré que notre pays était, entre autres, utilisé comme plateforme de logistique et de blanchiment. En 2016, dans le cadre de l'opération Cedar («cèdre », l'emblème du Liban), l'agence antidrogue américaine (DEA) et l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière ont démantelé un système de blanchiment d'argent sale. Les fonds provenant du trafic international de cocaïne tenu par le Hezbollah étaient recyclés en France, notamment par l'achat en espèces de voitures de luxe. Deux garages, l'un à Paris et un autre à Dijon, trempaient dans la combine. Le Hezbollah n'a pas été mis en cause dans la procédure, mais le mouvement a souvent été évoqué lors du procès des 12 prévenus, qui s'est tenu à Paris en 2018.

Plaque tournante
Plus préoccupant, le mouvement utiliserait la France pour gérer ses approvisionnements en nitrate d'ammonium. Les transactions autour de ce produit n'attirent pas l'attention dans une grande puissance agricole comme la France, car il est souvent utilisé comme engrais. Il peut aussi servir à confectionner des explosifs. En 2015, un chercheur libanais du CNRS installé à Annecy a été arrêté à Chypre. Il supervisait plusieurs étudiants qui travaillaient dans une villa de l'ile d'Aphrodite, où plus de 8 tonnes de nitrate d'ammonium avaient été trouvées. Les arrestations ont elles été dissuasives ? Deux analystes israéliens de l'Institut Abba-Eban pour la diplomatie internationale en doutent. En 2021, ils ont publié un rapport au titre éloquent: « La France, havre de sécurité pour les activités illicites du Hezbollah »... qui continue le prosélytisme, et probablement quelques trafics, à travers un réseau de centres culturels et cultuels.

Ces derniers jouent sur une ambiguïté française. Comme l'Union européenne, depuis 2013, la France considère comme terroriste la branche armée du Hezbollah, mais pas le mouvement politique lui-même. De nombreux pays, dont les États-Unis et plusieurs pays arabes sunnites, refusent d'entrer dans cette distinction entre branche armée et branche politique. De fait, elle est artificielle, tant la politique commande le bras armé ! Mais la France campe sur son distinguo subtil, qui aboutit parfois à des situations étranges. Ainsi Hamdi (le prénom a été changé), diplômé de pharmacie en France, de citoyenneté libanaise, briguait la nationalité française. Profil respectable, intégré, Hamdi pensait cocher toutes les cases pour obtenir le précieux état civil. En 2021, sa demande est refusée. Son avocat tente un réexamen, nouvel échec. Dans une lettre datée de février 2022 que Le Point a pu consulter, la direction des étrangers en France, rattachée au ministère de l'Intérieur, l'informe « maintenir cette décision ». Motif: « Votre relationnel important avec le Hezbollah libanais ainsi que [...] votre activité militante communautaire locale. » Lui dément et affirme avoir fait appel de cette décision qu'il juge «grave». « Sans la naturalisation, je ne pourrai jamais acheter une pharmacie », déplore Hamdi, qui souligne l'incongruité de la situation. L'administration le juge suffisamment digne de confiance pour assurer des remplacements dans une pharmacie, profession très régulée, mais pas assez pour être naturalisé. Et de conclure: « Si je suis terroriste, alors il faut m'expulser ! »

« Relais » de l'Iran

Autre cas ambigu, Al-Ghadir, à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. C'est l'une de ces associations « culturelles et cultuelles » chiites dont la proximité avec le Hezbollah est avérée. Le centre ne se contente pas de célébrer les grandes fêtes de l'islam chiite comme l'Achoura, qui rappelle chaque année la mort de l'imam Hussein, le petit-fils du prophète de l'islam. II commémore aussi la révolution islamique iranienne de 1979 et l'imam Khomeyni, qu'il qualifie de « saint homme», ou encore « d'exemple intemporel à suivre ».

Car l'association entretient des liens étroits avec l'Iran. Cela lui permet de proposer à ses fidèles des pèlerinages pieux (ziyârat) au pays des mollahs, avec découverte des lieux saints chiites. Son soutien au Parti de Dieu est connu. Il est dans le prolongement logique de son soutien à la Palestine et à la lutte armée contre Israël, dans le sillage de la manifestation parisienne de 2019, où le portrait du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, fut brandi au milieu de drapeaux palestiniens.

Jeunes « scouts »
Sur son compte Facebook, l'asso ciation « like » les commentaires qui célèbrent le mouvement islamiste chiite, en y ajoutant les mots « Dieu protège Hezbollah ». Et c'est dans le prestigieux Institut du monde arabe (IMA), à Paris, qu'Al-Ghadir a fêté les dix-neuf ans de la résistance au Sud-Liban, qui a permis au Hezbollah de prendre le contrôle du territoire après le retrait d'Israël, en 2000. Les intervenants invités par le centre Al-Ghadir sont dans le ton. Il y a, par exemple, le cheikh Mohamad Abbas, qui rend hommage aux « martyrs » du Hezbollah dès qu'il le peut, ou la poétesse libanaise Fatima Al-Sahmarani, proche du mouvement libanais...

Les locaux de l'association sont nichés entre une barre d'immeubles et un hôtel bon marché de Montreuil. Sans surprise, on y prône un islam rigoriste. Le hijab ? Un « bienfait » qui « inspire le respect» et « contribue au dépassement de soi ». Les voisins maghrébins, d'obédience sunnite, surnomment l'endroit « le centre des Libanais ». Sur place, l'accueil est froid. Le ton d'un des responsables est vite suspicieux: « Comment êtes-vous arrivés jusqu'ici ? Pourquoi ? » Quand un visiteur n'est pas introduit par un membre de l'association, la méfiance est de mise. La discrétion, plus que le prosélytisme, est le credo. Ce qui n'empêche pas le centre Al-Ghadir de développer son audience au sein de la jeu esse. Ainsi, il propose aux jeunes de les encadrer en rejoignant l'association via les scouts Al Montazar (c'est-à-dire « l'At tendu », le rédempteur qui sera envoyé par Allah). Évidemment, ce scoutisme n'est pas affilié à la Fédération du scoutisme français. Et se pose en concurrent des Scouts musulmans de France, de tradition soufie.

À la tête du centre Al-Ghadir se trouve Ali Zreik. Cet habitant de Montreuil, originaire du Sud-Liban, est un homme de réseau. Adhérent du parti Les Républicains jusqu'en 2022, Zreik semble avoir viré de bord le 7 octobre 2023, jour des massacres perpétrés par le Hamas en Israël. Après avoir soutenu Nicolas Sarkozy, François Fillon puis Valérie Pécresse, le président d'Al-Ghadir se fait désormais le relais sur X (ex-Twitter) des positions de La France insoumise et de Jean-Luc Mélenchon contre l'intervention israélienne à Gaza. Contacté, Ali Zreik affirme pourtant que son «cœur bat toujours à droite »; il se dit d'ailleurs « gaulliste ».

Rien d'illégal...
La guerre à Gaza fournit l'occasion d'une mobilisation des réseaux libanais chiites. Ainsi, la poétesse Fatima Al-Sahmarani a participé à la mi-octobre, au Salon du livre de Beyrouth, au stand de l'Iran, dont une des soirées était intitulée « Les rimes d'Al-Aqsa », « en l'honneur de la sublime opération "Déluge d'Al-Aqsa"», autrement dit en l'honneur du pogrom du 7 Octobre. A Paris, le 4 avril, Ali Zreik a réuni, dans un restaurant du 16º arrondissement, une large assemblée d'hôtes libanais. L'ambassadeur sud-africain à l'Unesco, Emmanuel Nkosinathi Mthethwa, était à l'honneur ce soir-là. L'occasion de donner la parole au représentant d'un pays qui a accusé Israël de génocide devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye.

Ali Zreik l'assure, le centre Al-Ghadir qu'il dirige n'est plus affilié au Hezbollah. « Ça, c'était avant », assure l'homme. Le rapport 2021 de l'Institut Abba-Eban souligne au contraire les « fortes connexions » d'Al-Ghadir avec le mouvement radical chiite. Appréciation confortée par l'ambiance qui se dégage du centre. Mais rien d'illégal a priori. Le Hezbollah n'est pas interdit, c'est un interlocuteur reconnu, au Liban comme en France. « J'étais au Quai d'Orsay il y a quelques jours et je peux vous dire qu'ils discutent avec le Hezbollah », conclut d'ailleurs l'ancien militant.

Entre 150000 et 200000

C'est le nombre estimé de musulmans chiites en France, qui appartiennent à un courant ancien mais minoritaire de l'islam. Leur pré- sence est d'autant plus discrète que seules les grandes associations de l'islam sunnite sont traditionnellement interlocutrices des pouvoirs publics. Cependant, une vingtaine d'associations chiites se sont réunies en collectif pour tenter de peser davantage.