L’offensive douanière du président américain a entraîné, lundi, une nouvelle session boursière catastrophique en Asie et en Europe. Si le risque d’un krach paraît évité dans l’immédiat, la confiance envers les Etats-Unis, première puissance économique au monde, commence à être mise à mal.
Par Eric Albert et Marc Angrand. LE MONDE.
A game of chicken… En anglais, le jeu de la poule mouillée consiste en deux chauffeurs qui se foncent dessus en voiture, le vainqueur étant celui qui, impassible, ne détourne pas sa trajectoire. La chute des marchés boursiers, depuis le jeudi 3 avril, s’y apparente : d’un côté, des cours qui dévissent ; de l’autre, un président américain qui ne veut rien entendre. Entre les deux se joue un bras de fer à très haut risque, comme l’a démontré, une nouvelle fois, la journée du lundi 7 avril.
Après une nouvelle session boursière catastrophique en Asie et en Europe, Wall Street venait tout juste d’ouvrir dans un certain calme, les indices entamant même une légère remontée. D’un message rageur sur son réseau Truth Social, Donald Trump a de nouveau semé la panique. « Si la Chine ne retire pas sa hausse de 34 % de droits de douane [annoncée par Pékin, vendredi, en mesure de rétorsion] (…) d’ici à demain, 8 avril 2025, les Etats-Unis imposeront des droits de douane ADDITIONNELS de 50 %, effectifs le 9 avril. » Il ajoute que « toutes les discussions avec la Chine (…) ont été annulées ».
Peu avant, la Maison Blanche avait tué dans l’œuf une rumeur rassurante pour les marchés financiers. Une réponse mal interprétée de Kevin Hassett, le directeur du Conseil économique national américain, censé accompagner le président américain en matière de politique économique, avait fait courir le bruit d’un report de 90 jours de l’entrée en vigueur des droits de douane, prévue le 9 avril. « Faux, a répliqué la Maison Blanche sur son compte X. ( ) Potus [le président américain] a été clair : tout doit changer, particulièrement avec la CHINE !!! »
Avec ces deux annonces, les marchés boursiers américains ont recommencé à partir en vrille. L’indice S&P 500 a perdu plus de 5 % en vingt minutes avant d’effacer une partie de ses pertes pour terminer la journée sur un repli de 0,23 %, tandis que le Nasdaq parvenait à grappiller 0,1 % lorsque le Dow Jones cédait 0,91 %.
Dissensions internes
Cette clôture en ordre dispersé traduit bien l’incertitude dans laquelle opèrent les investisseurs, faute d’informations fiables sur la politique commerciale des Etats-Unis et les ripostes de leurs partenaires. En Europe, les grands indices boursiers ont, d’ailleurs, poursuivi, lundi 7 avril, le repli entamé jeudi 3 avril : à Paris, le CAC 40 a reculé de 4,78 %, sa pire performance quotidienne depuis mars 2022, portant à 11,9 % son repli sur les trois dernières séances. Le DAX, qui chutait de plus de 10 % à l’ouverture, a terminé sur un recul de 4,26 %. Mardi 8 avril au matin, à l’ouverture de la séance, les indices européens tentaient de rebondir.
Ces amplitudes exceptionnelles résultent, en partie, de facteurs techniques, souligne Christopher Dembik, conseiller en stratégie d’investissement du gestionnaire d’actifs Pictet AM. « Aux Etats-Unis, 70 % des échanges relèvent du trading algorithmique. Quand on atteint un support technique, c’est le prochain qu’il faut surveiller, ce qui peut se traduire par des écarts de 200 ou 300 points, explique-t-il. Un autre phénomène amplifie la baisse : certains fonds spéculatifs sont confrontés à des appels de marge [la nécessité d’apporter des liquidités pour prouver leur solvabilité], ce qui les conduit à déboucler leurs positions sur les actions, mais aussi à couvrir leurs pertes en vendant de l’or. »
Les mouvements de lundi, ajoute Christopher Dembik, reflètent les dissensions de plus en plus nettes dans l’entourage du président américain sur la stratégie à adopter. « Il y a au sein de l’administration Trump des courants divergents sur l’amplitude des taxes douanières : certains, y compris parmi ceux qui ont rang de ministres, sont plutôt en faveur d’une accalmie », raconte-t-il.
En attendant d’y voir plus clair, « la baisse pourrait durer encore quelques jours », estime Grégoire Kounowski, conseiller en stratégie du gestionnaire de fortune Norman K. Il prévient : « Dans un krach, il y a, à la fin, la phase de capitulation. Et c’est généralement la séquence qui fait le plus mal. »
Le désamour entre les marchés et Donald Trump pourrait donc encore faire des victimes. « Le meilleur parallèle avec ce qui se passe en ce moment est celui d’une crise souveraine, estime Laurent Bilke, qui dirige Alternative Macro Signals, une société qui met au point des indicateurs économiques avancés. On assiste à un bras de fer entre l’administration américaine et les marchés. Parfois, dans ce genre de crise, le gouvernement s’entête et refuse de céder. Mais, à la fin, c’est presque toujours lui qui finit par faire un geste. La question est : combien de temps Trump tiendra ? une semaine ? un mois ? » Cette inquiétude est partagée par Dario Perkins, un économiste à TS Lombard, une société de recherche en investissement : « Aucun des grands pays n’a appelé Trump pour passer un accord Ils le laissent transpirer », écrit-il sur X.
Les grands investisseurs américains, après avoir soutenu Trump avant son élection, ont commencé à sortir de leur réserve. Le milliardaire américain Bill Ackman, gérant du fonds spéculatif Pershing Square, est une voix qui compte dans la finance. Longtemps donateur du Parti démocrate, il a tourné casaque en soutenant Donald Trump à l’été 2024.
Lundi 7 avril, il est sorti de ses gonds dans un long message posté sur X : « Le président perd la confiance des dirigeants d’entreprise à travers la planète. Les conséquences pour notre pays et pour des millions de citoyens qui ont soutenu le président en particulier les consommateurs à bas revenus, qui sont déjà sous un énorme stress économique vont être très négatives. Nous n’avons pas voté pour cela. »
Il ajoute quelque chose de plus grave : la confiance envers les Etats-Unis, première puissance économique au monde, commence à être mise à mal. « En imposant des droits de douane massifs et disproportionnés sur nos amis et nos ennemis, et donc en lançant, d’un coup, une guerre commerciale contre le monde entier, nous sommes en train de détruire la confiance de notre pays en tant que partenaire commercial, comme lieu pour faire des affaires et comme marché pour investir son capital. » Il estime qu’il n’est pas trop tard pour repousser les droits de douane de trois mois afin d’entamer de sérieuses négociations.
Cocktail explosif
Jamie Dimon, le puissant patron de la banque américaine J.P. Morgan, a également lancé un avertissement dans sa lettre annuelle aux actionnaires : « L’Amérique d’abord, c’est très bien, si ça ne se termine pas avec l’Amérique seule. » Même chose pour Larry Fink, le dirigeant de BlackRock, le plus grand gestionnaire de fonds au monde : « L’économie s’affaiblit en ce moment même. ( ) La plupart des patrons avec qui je parle disent qu’on est probablement en récession dès à présent. » Quant à Ken Langone, cofondateur du distributeur Home Depot, il a déclaré au Financial Times que Trump était « mal conseillé », que les droits de douane de 46 % sur le Vietnam étaient une « connerie » et ceux sur la Chine « trop agressifs, trop tôt ».
Ce coup porté à la confiance commence à poser de sérieuses questions sur le rôle mondial des Etats-Unis. « Nous n’y sommes pas encore, mais tous les ingrédients sont en place pour que la crédibilité du Trésor américain soit questionnée », ajoute Laurent Bilke.
Il souligne que deux principes fondamentaux sont ébranlés. Le premier est le sérieux du Trésor américain. La dette américaine était considérée comme l’actif le plus sûr au monde. Mais son montant s’envole depuis la pandémie de Covid-19 et des rumeurs récurrentes circulent quant à une possible volonté de la Maison Blanche de forcer les investisseurs étrangers à accepter une baisse de la valeur de la dette qu’ils détiennent.
Le second principe mis à mal est celui de la Fed, la banque centrale américaine, qui est presque toujours venue au secours des marchés quand la secousse était trop violente. « Pour qu’elle intervienne, il faut un accord avec le Trésor, et il n’est pas sûr qu’elle ait envie de le faire alors qu’elle est attaquée par Donald Trump », poursuit M. Bilke. Le président américain s’en est pris à plusieurs reprises à Jerome Powell, son président. Vendredi, après la déroute des marchés, il estimait que « ce serait un moment PARFAIT ( ) pour baisser les taux d’intérêt. ( ) BAISSE LES TAUX D’INTÉRÊT, JEROME, ET ARRÊTE DE FAIRE DE LA POLITIQUE ».
Droits de douane au plus haut depuis un siècle, président américain qui refuse de reculer, indépendance de la Fed en question Le cocktail est explosif. Face à ce spectacle, le milliardaire Bill Ackman conclut, contrit de son soutien à Donald Trump : « Je ne crois pas qu’on pouvait prévoir [cela]. Je pensais que la rationalité économique prévaudrait. Au temps pour moi. »