Gilles Kepel : «Après les frappes israéliennes, par-delà le Moyen-Orient, le monde entier retient son souffle»

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Gilles Kepel : «Après les frappes israéliennes, par-delà le Moyen-Orient, le monde entier retient son souffle»
السبت 14 يونيو, 2025

Les frappes israéliennes sur la République islamique qui ont commencé dans la nuit du vendredi 13 juin marquent le début d’une offensive qui se veut décisive, dans la foulée de la liquidation militaire du Hamas à Gaza, du Hezbollah au Liban et du régime de Bachar el-Assad en Syrie. Leur éventualité s’était brusquement accrue deux jours auparavant – lorsque le personnel diplomatique américain « non essentiel » avait été évacué des pays voisins, par crainte de tirs de rétorsion éventuels de Téhéran. Pourtant, des pourparlers sur la question nucléaire avaient commencé le 12 avril par l’entremise du sultanat d’Oman entre l’équipe de Donald Trump et le gouvernement des mollahs, et de multiples scénarios circulaient sur la réintégration envisagée d’un Iran « assagi » dans la communauté internationale. Le dimanche 15 juin devait se tenir à Mascate le 6e cycle de négociations menées par l’envoyé spécial de la Maison-Blanche Steve Witkoff et le ministre des Affaires étrangères Abbas Araghchi– en dépit d’une conférence de presse du président des États-Unis à la tonalité pessimiste surla volonté de compromis de l’autre partie, il y a deux jours.

La brusque dégradation de la situation, le ciblage particulièrement efficace de dirigeants militaires, de scientifiques spécialistes du nucléaire et de bases aériennes met l’affrontement israélo-iranien à un niveau jamais vu. L’approbation des frappes par Donald Trump, qui les a qualifiées «d’excellentes» dans les heures qui ont suivi, manifeste qu’un engrenage s’est enclenché qui devrait aboutir, dans son esprit, soit à des concessions sous la pression, soit à une guerre– qui pourrait embraser la région, sinon la planète, parachevant le bouleversement du monde qu’a inauguré la razzia pogromiste du Hamas le 7 octobre 2023.

La précipitation des événements se situe toutefois dans l’entrecroisement de plusieurs perspectives, dont la première est proprement israélienne. La poursuite de l’offensive à Gaza voulue par M. Netanyahou, qui a causé plus de 50000 morts et la dévastation complète du territoire, y créant une situation apocalyptique, n’a plus de rationalité militaire, le Hamas étant désormais incapable de porter des coups significatifs à l’État hébreu.

Sa principale cause est politique et directement liée à la survie du premier ministre, qui s’est lancé dans cette fuite en avant pour sauver son poste et éviter ainsi de répondre à la question de ses responsabilités pour n’avoir su détecter et éviter les massacres de 1210 personnes et la prise en otages de 250 autres mis en œuvre par Yahya Sinwar sur le territoire israélien. Cette politique a désormais atteint son asymptote et suscite tant de réactions hostiles, à travers la planète, une partie significative de la communauté juive et en Israël même- où elle est désormais qualifiée de «génocidaire» dans les colonnes du quotidien Haaretz- que sa poursuite acharnée devient contre-productive pour son instigateur. En revanche, la liquidation du Hezbollah, puis celle du régime d’el-Assad, ont bénéficié d’un large consensus favorable, fût-il implicite, notamment dans le monde arabe. L’offensive déclenchée contre l’Iran ce vendredi 13 juin -dont les États-Unis ont annoncé ne pas être à l’initiative (même si le locataire versatile de la Maison-Blanche déclare ex-postent recueillir le fruit) -prolonge en ce sens l’anéantissement de Gaza, devenu un fardeau politique pour M. Netanyahou, et s’y substitue afin de devenir un nouvel et ultime atout pour lui– comme ce fut le cas au Liban et en Syrie.

Mais le risque pris par le premier ministre dans ce dernier cas est d’une tout autreampleur: la chute du régime des mollahs, conséquence inévitable de leur incapacité à disposer de l’arme nucléaire, ne susciterait guère plus de réprobations d’ordre moral ou humanitaire à travers le monde que la fin d’el-Assad. Or l’Iran, bien que ravagé par l’incurie et la corruption, et où les idéaux islamistes sont aussi peu populaires que ceux du communisme dans l’URSS finissante, dispose toujours, quoique blessé sévèrement dès la première salve du 13 juin, d’une très grande capacité de nuisance ne serait-ce que dans son environnement immédiat, la région du golfe Persique et de la péninsule arabique, richissime autant que fragile producteur et exportateur principal des hydrocarbures qui font tourner la planète et détenteur des principales liquidités financières qui abondent l’économie mondiale.

Dans les heures qui ont suivi l’offensive, la hausse des cours du brut a atteint un pic de 12% sur les marchés asiatiques, et quelque 5% dans le monde en fin de journée de vendredi, tandis que les Bourses commençaient à baisser, dans l’attente de la réaction de Téhéran. Le blocage du détroit d’Ormuz, par lequel transitent 20% des flux mondiaux de pétrole, se traduirait immédiatement par une forte déstabilisation des marchés– en parallèle aux tensions sur l’autre axe maritime tout proche de la mer Rouge et du canal de Suez, où les mandataires houthistes de l’Iran ont déjà abondamment démontré leurs capacités de perturbation et de piraterie. Par-delà le Moyen-Orient, c’est donc le monde entier qui retient son souffle.