La Jordanie et l’Egypte entretiennent depuis longtemps des relations officielles avec Israël et ont autorisé l’organisation de protestations plus ou moins importantes contre ces liens
Omar Abdel-Baqui, Summer Said et Suha Ma'ayeh.
The Wall Street Journal / L'Opinion
Deux des partenaires régionaux d'Israël, la Jordanie et l'Egypte, sont confrontés à une colère croissante de leur population alors que l'armée israélienne intensifie sa guerre contre le Hamas à Gaza et que des hommes politiques israéliens d'extrême droite envisagent de déplacer les Palestiniens de l'enclave.
Signe de la pression grandissante, le gouvernement jordanien a imposé mercredi une interdiction totale des Frères musulmans, un mouvement politique panislamique, qui exerce une influence considérable dans certaines parties du monde arabe. Plusieurs de ses membres ont été arrêtés au début du mois, accusés d'avoir planifié des atteintes à la sécurité nationale. Les Frères musulmans ont nié tout lien avec ces complots présumés.
Les manifestations récurrentes dans la capitale jordanienne, Amman, sont l'occasion de critiques ouvertes à l'égard du gouvernement et de ses relations avec Israël. Les manifestants se sont parfois rassemblés à proximité des ambassades américaine et israélienne, où ils ont affronté les forces de l'ordre.
Si l'Egypte a, de son côté, maintenu un contrôle plus strict, les manifestants ont été autorisés à exprimer leur colère lors de rassemblements soigneusement encadrés, axés uniquement sur la solidarité avec les Palestiniens, sans possibilité de critiquer le gouvernement du président Abdel Fattah Al-Sissi.
Ces troubles constituent un défi pour les dirigeants des deux pays arabes, qui sont des partenaires sécuritaires essentiels des Etats-Unis dans la région. Israël compte également sur Le Caire et Amman pour se débarrasser des groupes armés non étatiques et sécuriser ses frontières les plus étendues. Dans les autres pays voisins, le Liban et la Syrie, le Hezbollah, un groupe paramilitaire, et les factions palestiniennes exercent depuis longtemps leur influence et se servent de ces Etats comme base arrière pour lancer des at-taques contre Israël.
La monarchie jordanienne et le régime égyptien de Sissi se trouvent tous deux dans une position délicate - et inconfortable dans la région. Sissi a pris le pouvoir lors d'un coup d'Etat qui a renversé un président soutenu par les Frères musulmans.
Après une série de guerres entre les années 1940 et 1970, l'Egypte et la Jordanie ont signé des traités de paix avec Israël, respectivement en 1979 et 1994. Cela a contribué au développement du commerce, à une coordination en matière de sécurité et de renseignements, ainsi qu'à l'établissement de relations diplomatiques. Mais cette paix n'est pas approuvée par une grande partie des populations jordanienne et égyptienne, qui considère tou-jours Israël comme un ennemi.
La guerre à Gaza a encore tendu cette paix fragile, les Etats arabes devant apaiser le mécontentement de leurs populations tout en maintenant et en tirant les avantages économiques et sécuritaires de leurs relations avec Israël.
Certains membres du gouvernement israélien de droite ont fait pression pour que des Palestiniens de Cisjordanie soient transférés en Jordanie et ceux de Gaza dans la péninsule égyptienne du Sinaï. La situation a attisé la colère populaire qui couvait dans ces pays et a poussé Amman et Le Caire à s'opposer à Israël.
Les responsables égyptiens ont averti Tel-Aviv que Le Caire pourrait aller jusqu'à suspendre le traité de paix de 1979 si des Palestiniens étaient repoussés dans le Sinaï. Le ministre jordanien des Affaires étrangères a, de son côté, déclaré que le déplacement de Palestiniens vers la Jordanie serait considéré comme un acte de guerre.
"La survie de la Jordanie dépend de ce que fera Israël, tout comme celle du régime égyptien: s'il chasse les Palestiniens de Gaza vers le Sinaï et que le régime ne parvient pas à endiguer le flux, il pourrait tomber, indique Joost Hiltermann, conseiller spécial du programme Moyen-Orient de l'International Crisis Group, un groupe de réflexion. Et si Israël chasse les Palestiniens de Cisjordanie vers la Jordanie, cela pourrait bien signifier la fin de la royauté jordanienne."
L'Egypte a accusé Israël de violer leur traité en s'emparant d'un corridor le long de sa frontière, et a officiellement renforcé sa présence militaire dans la péninsule du Sinaï. Le pays a refusé d'approuver l'accréditation du nouvel ambassadeur d'Israël en Egypte et n'en a pas envoyé de nouvel en Israël. Selon des responsables égyptiens, Sissi refuse également de s'entretenir par téléphone avec le Premier ministre israélien Ben jamin Netanyahu. La Jordanie a, elle, rappelé son ambassadeur en Israël au début de la guerre.
Israël s'inquiète de l'instabilité en Egypte, mais surtout en Jordanie, qui sert de tampon avec l'Iran ainsi qu'avec ses proxies à l'Est, et dont l'Etat hébreu considère la stabilité comme essentielle pour sa propre sécurité. Ces deux pays demeurent des partenaires régionaux essentiels pour Israël sur le plan sécuritaire.
Des millions de Jordaniens sont des descendants de Palestiniens et beaucoup expriment leur soutien profond à la cause palestinienne et même au Hamas, qui a lui-même émergé au sein des Frères musulmans dans les années 1980.
Ce soutien s'étend également aux Frères musulmans. Leur branche politique en Jordanie, le Front d'action islamique, a remporté les élections législatives l'année dernière et détient désormais le plus grand groupe à la Chambre des représentants. L'avenir du parti reste incertain, car la répression en la Jordanie contre les Frères musulmans s'inscrit dans la lignée de celle menée par l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, l'Egypte et de nombreux autres pays de la région envers ce groupe.
"Il ne fait aucun doute que la guerre d'Israël a joué un rôle majeur dans la mobilisation du soutien" en faveur du Front d'action islamique, assure Neil Quilliam, chercheur associé au think tank Chatham House, spécialisé dans les affaires internationales. "Le résultat dans les urnes a été un choc pour le gou-vernement."
Malgré l'opposition d'une grande partie de leur population, les gouvernements jordanien et égyptien ont discrètement maintenu leurs relations avec Israël dans la coordination sécuritaire et les échanges commerciaux, notamment l'énergie et de l'eau, rares en Jordanie.
La Jordanie, l'Egypte et Israël figurent régulièrement parmi les cinq premiers bénéficiaires de l'aide étrangère américaine dans le monde et entretiennent des liens mili-taires étroits avec Washington. La Jordanie accueille des troupes américaines et a aidé l'année dernière les Etats-Unis à abattre des projectiles iraniens destinés à Israël, ce qui a valu des critiques à la monarchie.
En Egypte, comme en Jordanie, la population est "un fervent soutient du peuple gazaouis", poursuit M. Hiltermann, analyste du Crisis Group.
"Comme ailleurs dans la région cependant, les régimes expriment également cette sympathie, mais ont un point de vue différent. Le gouvernement égyptien déteste les Frères musulmans, et donc le Hamas, et a besoin du soutien et de la technologie d'Israël", a-t-il ajouté.
L'Egypte a réprimé les campagnes de solidarité avec les Palestiniens, craignant que l'activisme ne nourrisse la dissi dence et ne dégénère en manifestations menaçant le régime. A la fin de l'année dernière, les tribunaux pénaux ont prolongé la détention de plus de 170 militants pro-palestiniens arrêtés en marge des manifestations.
En Jordanie, les Frères musulmans et leurs partenaires figuraient parmi les groupes les plus importants organisant ces fréquentes manifestations. L'interdiction générale visant le groupe, qui interdit également d'assister ou de rapporter les manifestations qu'il organise, fait écho à l'approche égyptienne, selon les analystes.
"Les Frères musulmans ont la capacité de mobiliser la rue, et cela inquiète le gouvernement, précise Hassan Abu Haniyeh, expert des groupes islamiques, basé à Amman. Les gens veulent des mesures concrètes: rupture des relations (avec Israël), sanctions, consé-quences réelles. Mais au lieu de cela, l'Etat réprime les Frères musulmans, soit pour effrayer les gens, soit pour les chasser", a-t-il ajouté.