«La révolte du Caddie vide», en Turquie, l’opposition organise une grève de la consommation

«La révolte du Caddie vide», en Turquie, l’opposition organise une grève de la consommation
الجمعة 4 إبريل, 2025

REPORTAGE - Malgré les menaces et l’intensification de la répression, les anti-Erdogan ont continué, mercredi, à défier le pouvoir, en menant une journée de boycott national.

Par Delphine Minoui, LE FIGARO.

Elle appelle ça « la révolte du Caddie vide ». Deniz, 45 ans, n’est pas allée faire ses courses au supermarché, ce mercredi 2 avril. Sur ses lèvres, un seul mot : « Boykot » (Boycott), terme devenu viral sur les réseaux sociaux et les tags muraux. « Notre façon de dire non à la dictature, non au pouvoir qui cherche à nous étouffer », lance cette architecte aux boucles brunes, mini-thermos de café dans une main, en contournant les barrières de police qui quadrillent la place Taksim, au centre d’Istanbul.

Comme elle, des milliers de Turcs ont répondu à l’appel, relayé sur les réseaux sociaux, à ne rien acheter de la journée. Un geste fort, symbolique, destiné à maintenir la pression sur le président Recep Tayyip Erdogan, plus que jamais contesté depuis l’arrestation pour « corruption », il y a quinze jours, du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu. « C’est aussi, insiste-t-elle, une marque de solidarité envers tous les manifestants qui sont aujourd’hui derrière les barreaux. »

À ce jour, pas moins de 2000 protestataires ont été arrêtés et près de 300 incarcérés à travers le pays, selon un bilan officiel, largement sous-estimé selon les défenseurs des droits humains. Lancée par un collectif d’étudiants, cette «grève de la consommation» répond à l’envie de trouver d’autres modes d’action que les manifestations, brutalement réprimées par la police. «N’allez ni dans les magasins, ni dans les restaurants, ni dans les stations-service», a déclaré, pour sa part, Özgür Özel, le chef du parti d’opposition CHP, auquel appartient Imamoglu, en exhortant la population à «utiliser son pouvoir d’achat comme une force».

Ces derniers jours, il avait déjà appelé à boycotter les chaînes de télévision et des dizaines d’entreprises et de groupes réputés proches du gouvernement. Poussé par les jeunes, fers de lance de ce mouvement inédit depuis les manifestations de Gezi, en 2013, il s’inspire de leur créativité pour défier l’AKP, le parti d’Erdogan, au pouvoir depuis 2003. Et surtout, pour faire bloc contre le grignotage de la démocratie qui s’est accéléré ces dernières années : journalistes embastillés, maires de l’opposition déchus de leurs fonctions, universités sous contrôle renforcé. «Il est temps de dire “stop!”», prévient, en lettres rouges, un graffiti.

Pari réussi : à Istanbul, mégapole de plus de 16 millions d’habitants, connue pour sa vitalité, de nombreuses boutiques et grands magasins étaient déserts ce mercredi. «Regardez, regardez! Les allées sont vides», fanfaronne un jeune internaute, en commentant une vidéo, publiée sur son compte X, qu’il a prise dans un centre commercial habituellement très fréquenté. Dans certains quartiers, comme celui de Moda, fief des anti-Erdogan sur la rive asiatique, à deux pas du Bosphore, des rues entières se sont retrouvées à l’arrêt : boulangeries, cafés, restaurants, boutiques avaient sciemment choisi de baisser leur rideau de fer le temps d’une journée, «en guise de solidarité» avec les défenseurs de la démocratie.

«Toucher l’économie, c’est faire plier le système, surtout si on boycotte les produits importés comme l’alcool, sur lesquels le gouvernement prélève une taxe élevée», insiste un étudiant. L’impact est quantifiable : selon les données du BKM (Centre des cartes bancaires), le montant des achats effectués ce jour-là par carte de crédit s’est révélé inférieur à la moyenne quotidienne des dépenses effectuées en janvier et février de cette année. «C’est un message à ceux qui nous gouvernent : vous n’êtes pas éternels, nous avons les moyens de vous faire plier.»

Les autorités turques n’ont pas tardé à réagir. Ce mercredi, le parquet d’Istanbul a ouvert une enquête pour «incitation à la haine» et «discrimination», en visant des personnes ayant relayé les appels au boycott. «L’appel au boycott n’est aucunement un crime selon la Constitution», s’insurge l’avocate Bedia Büyükgebiz sur une vidéo publiée sur Instagram, après avoir appris l’arrestation de plusieurs personnalités. Dans une lettre publique, la chaîne gouvernementale TRT annonce, elle, avoir limogé une actrice de la très populaire série télévisée Teskilat pour son soutien à cette grève de la consommation. Les anti-Erdogan refusent de se laisser impressionner et sollicitent déjà l’appui international en prenant directement contact avec des enseignes et des stars de musique étrangères. Alerté par ses fans turcs, le groupe britannique Muse a annoncé qu’il annulait son concert, prévu le 11 juin à Istanbul, après avoir été informé que l’organisateur de l’événement était jugé proche du pouvoir.