Les Emirats arabes unis, suivis par l’Arabie saoudite, ont placé l’IA au cœur de la stratégie de diversification de leur économie, afin de réduire leur dépendance au pétrole. Ils multiplient les investissements à l’étranger, notamment en France.
Par Alexandre Piquard et Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante). Le Monde
« Qui parmi vous connaît G42 ? » Très peu de mains se sont levées dans la salle quand Maurice Lévy a posé cette question au public de Vivatech. Jeudi 12 juin, le PDG de G42, Peng Xiao, était pourtant reçu avec égards par le coorganisateur du salon de la technologie parisien (et président du conseil de surveillance de Publicis), sur la grande scène du Dôme, avec la bénédiction de l’Etat français. La ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle (IA) et du numérique, Clara Chappaz, devait participer à la conversation, mais a été retenue.
Cette entreprise d’IA d’Abou Dhabi participe à plusieurs projets de très grands data centers en France – « un pays très accueillant », a salué M. Xiao. G42 a aussi noué un partenariat avec Vivatech, qui l’a désigné « champion IA ». Cette visibilité est un symbole de l’offensive plus globale menée dans l’IA par les Emirats arabes unis, ainsi que par d’autres pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite.
Dans les 109 milliards d’euros d’investissements dans les data centers et l’IA annoncés par Emmanuel Macron au sommet consacré au sujet en février, les Emirats arabes unis jouent les premiers rôles. MGX, un fonds souverain de 100 milliards de dollars (86,7 milliards d’euros) consacré à l’IA, finance notamment à Fouju (Seine-et-Marne) un projet d’une puissance électrique de 1,4 GW, soit presque autant que le réacteur nucléaire EPR de Flamanville. L’entreprise – fondée en 2024 par G42 et le fonds souverain Mubadala – a créé un joint-venture avec la start-up française Mistral AI, la banque publique d’investissement Bpifrance et l’Ecole polytechnique, aux côtés du leader américain des puces Nvidia.
Un dialogue stratégique
G42 est aussi impliqué, via sa filiale d’infrastructures Core42, dans le projet de campus IA près de Grenoble, fondé sur la rénovation de data centers. Le premier sera opéré, dès octobre 2025, par Oreus, un consortium d’acteurs du sud de la France : le groupe de télécoms professionnel Unitel Group de Kevin Polizzi, l’entreprise d’applications Dev’ID de Julien Lescoulié, l’incubateur des quartiers nord de Marseille L’Epopée de Laurent Choukroun, ainsi que l’ancienne secrétaire d’Etat à la citoyenneté et l’ex-députée Renaissance Sabrina Agresti-Roubache. Visant une capacité de 1 GW en France, Oreus et Core42 « prospectent » déjà deux autres sites, dans le Grand Est et les Hauts-deFrance.
L’entreprise émiratie a aussi noué un partenariat avec Mistral AI, spécialiste des modèles d’IA de traitement du langage, afin de développer des applications destinées aux entreprises, en Europe et au Moyen-Orient. Le fleuron français a de plus accompagné début mai à Abou Dhabi Mme Chappaz, avec Owkin (santé), OVH Cloud (cloud) et Harmattan AI, Comand AI, Safran AI (défense). Le spécialiste de la donnée Dataiku est aussi actif dans la région.
Pour la France, ces initiatives s’inscrivent dans le dialogue stratégique lancé avec les Emirats en 2008, actif dans la défense avec l’achat de 80 avions Rafale fin 2021, mais aussi dans la culture avec le Louvre Abu Dhabi, l’enseignement avec la Sorbonne Abou Dhabi ou encore, les énergies renouvelables et le nucléaire civil. La percée des pays du Golfe dans l’IA est toutefois loin d’être cantonnée à la France. « Les Emirats arabes unis ont une ambition mondiale et accompagnent déjà le développement des entreprises de Sam Altman ou d’Elon Musk », explique-t-on à G42, car MGX a participé à l’automne aux levées de fonds des start-up américaines OpenAI et XAI. Il est associé à OpenAI et Softbank (Japon) dans Stargate, le gigantesque campus de data centers au Texas, près d’Abilene, annoncé par Donald Trump : 100 à 500 milliards de dollars d’investissements.
L’IA est désormais au cœur de la stratégie émirienne de diversification de l’économie pour sortir du tout-pétrole, avec un ministère qui y est consacré depuis 2017. Dotée de 1 700 milliards de dollars de fonds souverains, la ville d’Abou Dhabi vise 20 % du produit intérieur brut provenant de l’IA dans sa stratégie nationale d’IA 2031. L’Arabie saoudite lui a emboîté le pas. « Au lieu d’exporter du pétrole, nous exporterons des données », scandait son ministre des finances, Mohammed Al-Jadaan, au forum de Davos, en janvier. Son plan de diversification Vision 2030 est piloté par le fonds souverain Public Investment Fund (PIF), qui a en 2024 créé deux fonds, Alat et Project Transcendence, dotés de 100 milliards de dollars chacun, pour investir dans l’IA. Le royaume vise une capacité de 1,9 GW d’ici à 2030 et 6,6 GW en 2034.
Lors de la tournée de Donald Trump dans le Golfe mi-mai, les Emirats et l’Arabie saoudite ont annoncé des data centers locaux en partenariat avec les géants de la tech américaine, en échange de l’accès à des puces, des talents et des transferts de connaissance : le Stargate annoncé à Abou Dhabi par MGX, OpenAI, Oracle et SoftBank aura une puissance inédite hors des Etats-Unis de 5 GW. A Riyad, Nvidia et AMD ont signé un partenariat avec la start-up publique d’IA créée en 2025, Humain, lui promettant des centaines de milliers de puces au cours des cinq prochaines années.
Technologies critiques
Abou Dhabi et Riyad se projettent en superpuissances de l’IA. « C’est audacieux mais de plus en plus crédible. Ils possèdent déjà les trois piliers du triangle informatique : une énergie abondante, des centres de données de classe mondiale et un accès à des puces avancées. Cela les positionne comme en acteur majeur de l’accès au calcul en ligne, en particulier pour les marchés émergents en manque d’infrastructures », estime Mohammed Soliman, chercheur au Middle East Institute, à Washington, et conseiller chez McLarty Associates. L’irruption de monarchies du Golfe sur ces technologies pose des questions, notamment géopolitiques. G42 et des acteurs émiratis ont été menacés, en 2023, d’être placés sur liste noire par les Etats-Unis, dont les services secrets s’inquiétaient de risques de surveillance liés aux partenariats noués avec des entreprises chinoises, dont Huawei. La presse américaine avait noté que Peng Xiao était issu du groupe de cyberrenseignement émirati Darkmatter. Depuis, G42 a coupé ses liens chinois et Washington, pour se rapprocher des pétromonarchies, a autorisé Nvidia à leur vendre des puces dernier cri. Microsoft a annoncé un large partenariat avec G42, dont il est devenu actionnaire minoritaire.
Interrogé sur les questions de souveraineté, G42 assure que l’infrastructure déployée en France par Core42 ne reposera pas sur des logiciels américains. A Grenoble, les serveurs seront « opérés par une société française », assure son partenaire Oreus, qui dit viser la certification SecNumCloud créée pour garantir l’immunité aux lois extraterritoriales permettant dans certains cas aux autorités américaines d’accéder aux données. En Seine-et-Marne, MGX dit vouloir discuter avec « plusieurs fournisseurs européens de cloud »
« La souveraineté n’est pas l’autarcie », estime-t-on au cabinet de Clara Chappaz. « La France n’a pas les capacités financières pour développer seule les capacités de calcul nécessaires », argumente-t-on, assumant que les futurs data centers proposeront différents niveaux de souveraineté. La ministre se dit toutefois « vigilante » sur les possibles transferts de technologies critiques. Peng Xiao, lui, ne doute pas que l’essor de l’IA permettra de « faire rayonner les Emirats arabes unis ». « Il y a 60 GW de data centers sur la planète et on estime le besoin à 300 ou 500 », a-t-il lancé à Vivatech.