Jamais le régime de Recep Tayyip Erdogan n’a paru aussi près de se décomposer. La lettre de cachet lancée contre Ekrem Imamoglu est l’abus de pouvoir de trop.
Nicolas Baverez, Le Point
Le 19 mars, au lendemain de la révocation de son diplôme universitaire – indispensable pour être candidat à la présidence de la République – par un comité de l’université d’Istanbul au prétexte d’improbables irrégularités, Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul, principal opposant de Recep Tayyip Erdogan et grand favori de la prochaine élection présidentielle, prévue en 2028, a été arrêté et inculpé de corruption et d’appartenance à une organisation terroriste. Plusieurs centaines de cadres de son parti, des milliers de personnes et plusieurs journalistes ont aussi été emprisonnés, tandis que le gouverneur d’Istanbul interdisait toute mani festation, fait sans précédent depuis le XVIIe siècle.
Erdogan, réélu en mai 2023 pour un troisième mandat en violation de la Constitution, a ainsi entrepris de célébrer le centenaire de la République de Turquie, fondée par Mustafa Kemal Atatürk, en la transformant en démocrature islamique. Avec pour modèle la Russie de Vladimir Poutine, tant à l’intérieur – à travers la manipulation des élections, la suspension de l’État de droit, le contrôle de l’économie par des oligarques, la mise sous tutelle des médias, de la justice et de l’université – qu’à l’exté rieur, avec le projet de reconstituer l’Empire ottoman. Et ce au croisement d’un hyper nationalisme et d’un islam politique qui assument le recours décomplexé à la force armée.
Recep Tayyip Erdogan a parfaitement analysé l’ensauvagement du système international, très permissif pour les coups de force. Néanmoins, il a commis une erreur majeure en sous-estimant les Turcs. Aveuglé par son pouvoir personnel, Erdogan s’est lourdement trompé en misant sur la passivité des Turcs. Non seulement plus de 60 % d’entre eux se déclarent opposés à une procédure purement politique et privée de tout fondement légal, mais des manifestations massives ont déferlé dans tout le pays. La crise a même gagné le cœur du Parti de la justice et du développement (AKP) avec la révolte d’Izmir Hüseyin Kocabiyik, camarade d’Erdogan, avec lequel il a été en prison en 1999.
Le despotisme d’Erdogan a déjà été contesté, notamment après le tremblement de terre de 2023 qui dévasta le sud-est du pays, en raison de l’inefficacité et de la corruption de l’État AKP. Pour autant, jamais son régime n’a paru aussi fragile et proche de se décomposer.
Si Erdogan veut être Poutine, les Turcs n’entendent pas devenir des sous-Russes, avec pour seul avenir le mensonge et la terreur. Ekrem Imamoglu reste très populaire et légitime, et Özgür Özel, président du Parti républicain du peuple (CHP), a pris efficacement la tête de l’opposition. À l’inverse, le narratif d’Erdogan et de l’AKP est dénué de toute vraisemblance et de toute raison autre que la volonté d’instituer un pouvoir à vie.
Dans le même temps, l’économie, qui connaissait un début d’embellie, rechute lourdement. Très précaire, la situation est devenue critique avec la tempête déclenchée par Erdogan, qui a provoqué le plongeon de la livre turque comme celui de la Bourse d’Istanbul, de vives tensions sur la dette souveraine et la remon tée de l’inflation, qui a contraint la Banque centrale à remonter ses taux de 42,5 à 46 %. Ainsi, la croissance est retombée autour de 2 % ; le chômage touche plus de 9 % des actifs ; l’inflation s’élève à 40 % fin mars, ruinant les ménages, dévastant leur vie quotidienne et sapant leur moral.
La Turquie traverse une crise de régime. La lettre de cachet lancée contre Ekrem Imamoglu constitue l’abus de pouvoir de trop du « sultan ». Il est tombé trop bas pour pouvoir être sauvé par les urnes. Il ne lui reste donc que trois options : la suspension ou le report de la présidentielle, son truquage, l’infirmation de son résultat. Par son courage, Ekrem Imamoglu a rendu leur dignité aux Turcs, qui ont une occasion unique de reprendre en main leur destin et de rétablir la République. Son combat constitue aussi un appel aux Européens pour rompre avec leur suicidaire politique d’apaisement vis-à-vis d’Erdogan. Si la Turquie joue un rôle stratégique dans la guerre d’Ukraine comme en Syrie et en Libye, il est chimérique de prétendre combattre Vladimir Poutine ou les djihadistes avec l’un de leurs plus fidèles alliés. L’Union européenne doit donc prendre parti en s’alignant sur la société civile turque, qui se soulève pour que la Turquie ne finisse pas comme la Russie ou la Syrie.