Renaud Girard: «Le grand marchandage américano-russe ne fait que commencer»

Renaud Girard: «Le grand marchandage américano-russe ne fait que commencer»
الثلاثاء 8 إبريل, 2025

CHRONIQUE - Le retard que prend la résolution du conflit en Ukraine est un arbre qui ne doit pas cacher la forêt du grand marchandage américano-russe actuel.

Le long échange téléphonique qu'ont eu, le 18 mars 2025, les présidents américain et russe n'a pas produit l'effet qu'en espérait Donald Trump, à savoir un cessez-le-feu immédiat en Ukraine. Dans sa campagne électorale, le candidat républicain s'était vanté qu'il ne lui faudrait que 24 heures pour faire la paix en Ukraine. Trump rêve d'obtenir le prix Nobel de la paix, distinction qu'Obama avait obtenue sans pour autant faire la paix nulle part.

Il semble que Vladimir Poutine ne soit pas prêt à faire ce cadeau à son homologue américain. Sentant que ses troupes ont le vent en poupe après leur reconquête du saillant de Koursk, le président russe traîne les pieds pour concéder un cessez-le-feu immédiat. Il croit que sa situation militaire sera, dans un mois ou deux, meilleure qu'elle ne l'est aujourd'hui.

Louable est l'obsession de Trump de vouloir mettre un terme à la boucherie absurde entre frères slaves orthodoxes russes et ukrainiens, qui dure depuis plus de trois ans. Le 47 président des États-Unis a également raison de qualifier d'irréaliste le vœu d'une reconquête militaire ukrainienne du Donbass et de la Crimée. Mais le problème est qu'il ne nous a pas dit quelles mesures il comptait prendre pour dissuader la Russie d'entreprendre de nouvelles aventures expansionnistes, une fois qu'un cessez-le-feu aurait été signé. Le désarmement de l'Ukraine qu'exige Poutine et sur lequel Trump garde un curieux silence, serait évidemment contre productif au regard de la paix. Car il ne ferait qu'aiguiser l'appétit du Kremlin.

La brutalité manifestée par Trump à l'égard du président ukrainien dans le Bureau ovale le 28 février 2025 et la condescendance à l'égard des alliés européens manifestée par le vice-président Vance lors de la Conférence sur la sécurité de Munich ne sont visiblement pas parvenues à amadouer Poutine et à provoquer, en guise de récompense, un armistice général en Ukraine.

S'exprimant à Bruxelles, le 4 avril 2025, à l'ocссаsion d'une rencontre des ministres des Affaires étrangères de l'Otan, le secrétaire d'État américain, Marco Rubio, a dit qu'il saurait dans un délai de quelques semaines et non de quelques mois si Poutine était vraiment sérieux sur la question de la paix en Ukraine.

Le retard que prend la résolution du conflit en Ukraine est un arbre qui ne doit pas cacher la forêt du grand marchandage américano-russe actuel, qui ne fait que commencer.

Dans le cadre de son rejet du multilatéralisme néo-libéral construit par les États-Unis depuis 1945, Donald Trump revient franchement à une politique de sphères d'influence, telle que la pratiquaient les présidents McKinley et Theodore Roosevelt, les seuls présidents à avoir été cités dans le discours inaugural du 20 janvier 2025. Ce retour à une diplomatie du XIXe siècle n'est pas partagé par les alliés européens et asiatiques des États-Unis.

En ce qui concerne le Panama, on revient à la doctrine Monroe. Les étrangers n'ont rien à faire sur le vaste continent américain, dans sa partie sud, comme au nord. Il est anormal que la Chine ait pu prendre pied dans la zone du canal. Il est bon qu'elle la quitte le 5 mars 2025, le fonds américain BlackRock a annoncé avoir acheté au groupe chinois Hutchinson les deux principales concessions portuaires du canal.

Quand Trump qualifie, plus ou moins en plai santant, le Canada de 51e État des États-Unis, c'est la même idéologie de la sphère d'influence qui est à l'œuvre.

Aux yeux de Trump, il n'est pas anormal que la Russie ait cherché à récupérer l'Ukraine, terre qui fut sous l'influence de Moscou depuis le traité de Pereïaslav de 1654 jusqu'à la révolution de Maïdan de février 2014. La contrepartie, c'est évidemment que l'Amérique puisse conserver sa propre sphère d'influence. D'où la volonté de Trump, réitérée lors de son discours au Congrès du 4 mars 2025, de faire du Groenland un territoire américain. On est clairement là aux antipodes de la charte de l'ONU et des principes partagés par le reste du bloc occidental.

Le grand marchandage américano-russe s'étendra à l'Arctique et à l'enjeu stratégique des deux routes maritimes permettant de relier directement les océans Atlantique et Pacifique: la route du nord-est, sous contrôle de la Russie et de ses brise-glace à propulsion nucléaire, et la route du nord-ouest, jusqu'à présent sous le contrôle du Canada.

Pour Trump, la normalisation des relations politiques américano-russes permettra aux industriels américains d'avoir accès aux terres rares et aux hydrocarbures se trouvant sur le sol de la Russie. Il s'agit aussi, pour ce président mercantile, d'ouvrir le marché russe aux produits américains.

Cette normalisation sera nourrie par l'aversion de Donald Trump pour la guerre. Dans son discours inaugural, il a dit qu'il arrêterait les guerres présentes et qu'il n'en commencerait pas de nouvelles. Trump n'a jamais aimé la guerre. Il n'a jamais partagé l'idéologie des néoconservateurs, qui préfèrent à la paix l'idée qu'ils se font de la démocratie et de la justice. Il critiqua la décision de George W. Bush d'envahir l'Irak en mars 2003, avec le projet proclamé d'impo-ser la démocratie à l'ensemble du Moyen-Orient.

Ce grand marchandage apportera-t-il de la stabilité à la planète ou davantage de chaos? Cela ne semble pas bien parti, mais il est encore trop tôt pour juger. Une politique étrangère ne se juge pas sur ses intentions proclamées, mais sur ses résultats concrets.

LE FIGORA